ACTE 6 : Regards croisés d’entre Soi

Nous attendions avec ferveur et quelque anxiété l’allocution du Président en ce lundi de Pâques. La poursuite du confinement est tombée. Un mois de plus… tout du moins. 

Tandis que certains se réjouissent de retrouver un semblant de liberté et pouvoir bientôt revenir à leur vie, certains autres plus dubitatifs, s’interrogent, s’imaginent au travers d’une sortie brutale, exhortés d’eux même vers ce monde hostile, comme extrait aux forceps « de ce ventre maternel ». 

 

Le dé-confinement, véritable délivrance ?

Je me souviens de « cet enfant bulle », mis à l’honneur dans ce formidable reportage « le bébé est une personne » datant des années 70, enfant qui passa ses 18 premiers mois confiné/protégé dans une bulle en plastique, au sein d’un espace d’environ deux mètre carrés. Ses défenses immunitaires étaient en effet fortement affaiblies dès sa naissance. Il dû alors être placé dans cet environnement stérile et isolé au maximum de l’environnement, du monde extérieur, pour lui éviter les infections, jusqu’à ce que, renforcé, autonome immunitairement parlant, il puisse enfin embrasser sa vie du dehors. 

Lorsque date fut posée pour sa sortie, quel évènement ce fut pour lui … empreint de sentiments confus et paradoxaux : d’enthousiasme, d’attente et de craintes aussi ! Les limites plastiques, les rythmes horaires, et tous ces bruits hospitaliers, fortement inscris, avaient agi sur lui comme deux bras apaisant posés sur son corps et sa psyché. Il lui était maintenant sommé de les quitter, de les laisser derrière lui, pour en retrouver d’autres, des vrais cette fois, ceux de ses parents qui l’attendaient dans sa nouvelle réalité, tel le messie. 

En quelques semaines, notre maison a officié telle la bulle de ce petit être, nous replongeant nous aussi dans cet archaïque que nous avions oublié : sa douceur, sa langueur, son bercement chaud et gratifiant, une mise en jachère gestationnelle pourrait-on dire. 

  • Je n’ai aucune créativité, contrairement à beaucoup de gens je n’ai pas besoin d’exprimer ce que je ressens. Je me sens en « pause », une espèce d’apnée non anxiogène. Cette nouvelle temporalité me soustrait à mes ruminations habituelles. C’est peut-être cela être « en mode cafard » comme au temps de Tchernobyl : plus personne ne bouge, on se met en mode hibernation pour éviter de côtoyer la radioactivité. Il faut attendre patiemment que la tempête passe, et à la sortie refaire surface au bon moment !

Si personne n’apprécie les sorties de ventre, c’est un passage qu’il nous faudra négocier à nouveau, tant bien que mal, dans le vacarme assourdissant de la Ville et de ses injonctions, risquant de pleuvoir sans discontinuer pour un long moment.

Cette maison tant détestée parfois pour ses petits mètres carrés, tant aimée aussi pour la protection apportée, sera probablement bien regrettée. Car beaucoup d’entre nous ont trouvé refuge. Pour ceux qui ne sont pas seuls, la plupart des habitants se sentent mieux au sein de leur foyer, plus équilibrés dans leur vie de couple et familiale, le ré-accordage affectif a progressivement, lentement mais assurément joué son rôle. 

Nous sommes et seront toujours des êtres éminemment sociaux et affectifs. Ce véritable entre soi, cet entre nous, enfin retrouvés ces dernières semaines, et qui s’étaient substitués au rythme infernal Sociétal de la vie moderne, nous faisant jongler entre vie pro, vie familiale, vie sociale, vie personnelle… n’aura été qu’une parenthèse délicieuse pour certains :

  • Nous avons ajourné les rythmes, on n’est plutôt heureux chez nous, ce temps off est plaisant. Je n’arrive pas vraiment à travailler, il y a comme une sensation de lâcher-prise, de larguer les amarres, même si on n’est pas vraiment en vacance. Cela me semble être comme un temps suspendu. Alors, je m’autorise à ne pas être productif. C’est assez bien venu pour moi finalement. C’est probablement après le confinement que je retrouverai une boulimie de travail. En attendant, cela me permet de ressortir tous les cadavres du placard que j’avais laissé de côté. Ce temps de repos un peu forcé, me sera très fécond, après coup, j’en réponds !

Ce confinement s’invite tel un moment incontournable de remise en perspective profonde. Quand la vie du dehors s’arrête, celle du dedans s’incarne, elle tend alors à reprendre de l’élan ou bien au contraire s’éteint définitivement, et nous fait courir dans le labyrinthe de nos esprits parfois torturés…

 

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par-delà le soleil, par-delà les éthers,
Par-delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Élévation 
Poème de Charles Baudelaire

Des méandres psychiques à la résilience…

Face à soi, tel un Zoom réfléchissant l’état d’être, la vie interne est fortement impactée. Lorsque les activités et le travail ne soutiennent plus les défenses psychiques, l’entre soi n’est plus dissimulable, la boite de pandore s’ouvre sur soi, et il nous est donné de découvrir si c’est notre meilleur ami ou meilleur ennemi qui se loge en nous-même. 

La vie onirique 

Quand l’inquiétude siège en toile de fond, c’est toute la sphère onirique qui prend le relais et officie telle une éponge émotionnelle, lui donnant alors une lecture plus distanciée. Alors que beaucoup d’entre nous ont mis longtemps avant de retrouver un sommeil serein et stable, les éveils associés au sentiment de vivre dans un mauvais film perdurent encore parfois. Il nous faut toujours plusieurs minutes avant de voir se dissiper cette confusion mentale, au profit de cette nouvelle réalité : 

- J’ai encore fait un cauchemar, je prenais un bolide, je voulais sortir, c’était une Ferrari qui coutait un million de dollars, mais quelqu’un me l’a volée. Normalement quand on rêve, on sait au réveil que ce n’est pas la réalité. En ce moment, il me faut beaucoup de temps pour en sortir et réaliser.

Pléthore de rêves/cauchemars traduisent la notion d’enfermement, de perte de maitrise et de contrôle sur sa vie. Malheureusement, le travail de la maïeutique interne ne fait pas toujours bien effet, et c’est une avec sa réalité psychique, toute aussi confinée, que l’on se doit de composer :

Quand l’ennui côtoie le vide….

La fin du confinement se traduit pour certaines personnes par une forme de cauchemar éveillé, pourvu que le vacarme de la Ville vienne me réveiller ! Cet intarissable mal-être parfois que l’on nomme ennui, s’assorti parfois d’un sentiment de vide, véritable perte de soi, qui plonge dans toutes sortes d’abysses incommensurables.

Le bruit de fond monotone est à l’ennui, ce que le silence complet est au vide…

  • Le plus difficile pour moi est de ressentir ce vide et la notion d’absence qui l’accompagne. Le vide est plus difficile à colmater que l’ennui, ce dernier se résout facilement avec quelques activités. Le vide s’incarne au travers d’une humeur, tandis que l’ennui s’associe à un manque factuel. S’ils se rejoignent, cela comporte une règle non réciproque : le vide est souvent accompagné par l’ennui mais l’inverse pas toujours. Lorsque le vide vous prend, il est très difficile de s’intéresser à quoique ce soit. L’ennui se maitrise mieux, alors que le vide nous échappe complètement. Je ne sais pas comment maitriser le vide, ce vide est abyssal, et renvoie une sensation de froid à l’intérieur. Le froid n’est pas seulement associé à de l’angoisse. Il existe différents froids… mais le vide l’est encore plus. Quelques fois la tristesse est froide également, mais le vide reste très particulier. L’angoisse traduit un froid solide que l’on peut sentir, pousser en dehors de soi, tandis que le vide correspondrait davantage à une sorte « d’anesthésie affective, dépressive ». Le froid du vide se traduit par une absence, il nous échappe, on ne peut ni l’appréhender, ni le pousser hors de soi. 

La confusion exquise du temps

Nous aimons nous perdre dans le temps, notamment lorsque nous sommes en vacance, cette perte de repère nous plaît, car elle signe le relâchement. Elle peut probablement d’autant mieux se vivre qu’elle aura une fin. 

Certains se cherchent et ne se trouvent pas nécessairement dans le labyrinthe complexe et créatif de leur esprit… sans que cela n’affecte leur moral ou pugnacité, pour autant. Ils acceptent probablement mieux la légèreté de l’être, alors même que ce confinement l’exacerbe d’autant : 

  • J’ai vécu le meilleur moment de toute ma vie. J’ai un copain qui joue à Fortnite tout le temps. J’ai appris qu’il jouait aussi à Roblox. Etant un de mes jeux préféré, je suis super content de pouvoir faire des parties avec lui. Certes, on n’était pas très bien organisés, le principe de ce jeu c’est qu’il y a plein de petits jeux. On doit choisir le personnage à jouer : héro/policier ou voleur/prisonnier. On s’est évadés vite fait, mais on s’est rendu compte qu’on n’était pas dans la même partie ! Moi il fallait que je m’échappe, alors il s’est mis policier pour l’aider à m’évader, mais sans faire exprès il m’a tué. Du coup, on a réapparu ensemble dans la nouvelle partie. Il est entré dans une voiture, mais je n’y étais pas et il est parti. J’ai essayé de le suivre, mais je ne l’ai pas retrouvé.  Je cherchais la base, mais en fait au bout d’une heure trente, je me suis rendue compte que la base était juste à côté ! Cela m’a fait penser à la fois où mon père était sorti pour aller chercher du chocolat. Il avait mis le masque, les gants, le gel, il a mis deux heures pour rentrer et quand il est revenu maman lui a demandé où était le chocolat, il l’avait oublié ! De lui répondre : aucun problème j’y retourne !

Ce sont probablement les personnes les plus flexibles et les plus créatives qui s’en sortiront le mieux !

 

Acte 7- À quand le clap de fin ?